Textes à propos de Flirt 1.0

Flirt 1.0 de Martin Le Chevallier est un jeu vidéo qui instaure un espace de fictions sans auteur, configurées au gré de la navigation. Le joueur est invité à construire son récit amoureux, en choisissant des plans et des répliques parmi les extraits de films qui lui sont proposés asservis à des syntagmes-fonctions. L’aléatoire de la navigation et des décisions provoque des mises en récit linéaires ou des fiascos, des fins de non-recevoir. Le joueur fait son cinéma, en revisitant la rhétorique narrative de certains films hollywoodiens. Le jeu développe une «pédagogie» de l’art du montage au fur et à mesure de sa pratique: l’expérience répétée des assemblages narratifs conduit une expérience du cinéma. Ne comptabilisant ni gain ni perte, le joueur capitalise sans fin des analyses des « fragments d’un discours amoureux » sans jamais parvenir à leur totalisation.
Pascale Cassagnau, in «Omnibus», 2000.

«Rien... Rien du tout.»
Martin Le Chevallier a réalisé une seule pièce, un cédérom : Gageure 1.0. Des mois de montages, une vaste administration, de quoi vivre avec. Depuis trois mois Martin a une autre vie. Sur l'écran de son ordinateur il construit un nouveau modèle d'existence : Flirt 1.0. Il y a là des séquences filmées de quelques secondes en noir et blanc au centre d’un écran noir. Ces séquences sont tirées de films noirs américains des années 40 et 50 sous-titrés en Français. Voici donc des situations conventionnelles. Les cadrages sont classiques et les dialogues pauvres. Une économie de moyens, une surface lisse, séduisante, connue. A gauche et à droite des séquences, des listes de verbes. Maintenant cliquez sur un verbe. Chaque verbe renvoie à une nouvelle séquence. Vous choisissez un verbe, vous prenez une décision. Chaque décision mène à une réplique, une image. Vous voyez pour la première fois vos pensées, jusqu’alors indicibles, projetées sur un écran, puis surgir une réplique décidée par l’ordinateur. A chaque séquence correspond une série de réponses, de commentaires, de critiques, d’états, d’humeurs… Ainsi vous subissez, vous compatissez, vous avouez, vous attaquez, vous souffrez, vous attaquez encore, vous attendez, vous vous fâchez, vous vous dérobez, vous soupçonnez, vous attendez encore, vous déplorez, vous suppliez, vous dissuadez, vous manifestez de l’agacement, vous faites répéter, vous fuyez la réalité, vous déclinez, vous découragez, vous espérez, vous envisagez, vous vous réjouissez, vous suggérez, vous désapprouvez, vous remerciez, vous laissez tomber, vous boudez, vous capitulez, vous interrogez, vous gagnez du temps, vous discutez, vous demandez autre chose… Tout cela c’est votre comportement, la carte de votre cerveau, puis survient une séquence pour habiller votre état. Vous êtes actif, passif, en suspension ou violent. Votre fonction, votre fatigue vous amène dans tel ou tel lieu, à réagir de telle ou telle manière. Vous vivez à coté de Flirt 1.0 et Flirt 1.0 vous indique où vous êtes et ce que vous êtes. Par fragmentation vous décidez du montage, du rythme de votre vie. Vous avez l’impression de n’être pas déterminé par la machine mais de devoir enfin vous déterminer.
« C'est étrange… Je me sens chez moi avec vous. »
Olivier Bardin, in «Purple», summer 2000.

Martin Le Chevallier a fabriqué un jeu de la vie. Il l’a appelé Flirt 1.0. Normal : la vie c’est ça, ça ne se relance pas autrement. On peut flirter avec quiconque ou quoiconque. Dans son jeu, Martin vous fait rencontrer n’importe qui : Bergman (I), Bogart (H), Bacall (L), Taylor (E), Douglas (K), De Havilland (O), Mitchum (R), Grant (C ), Monroe (M), Stewart (J), Welles (O), bien d’autres, tous inconnus sous ces figures immortelles. Multiples comme le flirt, ils surgissent sous votre souris, imprévisibles, ils se passent le témoin des rebonds de la passion.
Dans cette version provisoire, on aperçoit déjà qu’il y a deux manières de jouer. La première est de les faire, ces figures, apparaître et disparaître comme l’éclair au gré des labyrinthes du sentiment, celui de Martin, le vôtre. Dans cette vitesse propre au jeu video, la succession des visages et des voix, de ces voix-là et de ces visages-là, vous laisse pantois. Abrégée, leur présence soudain semble venir de l’éternité : on a l’impression de convoquer un panthéon des visages du siècle, un monde d’anges gardiens de notre monde.
L’autre manière consisterait, abandonnant la mitraillette du jeu video et la maîtrise du tempo, à inviter patiemment ces anges : à leur laisser vivre vos sentiments à leur gré, à s’y enchaîner et déchaîner à leur rythme. Je n’ai encore sû jouer que selon la première manière : la souris a fait alors de ces figures sublimes d’inoubliables marionnettes. La seconde sans doute les ferait vivre, dans la lenteur des séquences ou dans l’accélération des battements de leur cœur. Ce pourrait être Flirt 1.0 achevé ; ou bien, il est achevé et c’est vous qui changez. Flirt 1.0 est donc aussi une réflexion sur le cinéma et sur la vidéo. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne manipule pas ces figures impunément : elles vous frappent, elles insistent, elles rejettent le manga. Dans le jeu, arrachées aux récits, elles se découvrent comme une part monumentale de vous-même et vous ne le saviez pas, pas à ce point. Vous le sentez dès que vous êtes tenté de leur dire « soyez brèves ». Alors, elles se mettent à vous hanter – comme des revenants, qui font toujours semblant de revenir –. Mais, si on leur laisse le temps, peut-être nous reviennent-elles vraiment : peut-être qu’elles sont avec nous, peut-être que elles, c’est nous.
Actionner ces séquences, tous ces rires, ces pleurs, ces colères, ces baisers, ces paroles, ces gestes qui nous viennent et qui parviennent à différer cette force étrange qui nous jette l’un vers l’un, cela donne envie de penser que toute la parole est née de cette capacité de l’homme dans le flirt à différer plus que les autres, à devenir plus autre que les autres. Flirt, c’est la vie. On y voit bien, si l’amour est – comme on dit – partage, que c’est vous qu’il partage, mais que lui ne se partage pas.
Robert Fraisse, janvier 2000.

 

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