L’engrenage et le grain de sable, une fable
par Jean-Marc Huitorel
Introduction à l’œuvre de Martin Le Chevallier
Écrire à propos du travail d’un artiste suppose qu’on identifie et l’artiste et le travail à l’aune de leur temps, dans un rapport tantôt d’emblème tantôt d’écart. Les œuvres de Martin Le Chevallier dégagent un parfum si particulier, une tonalité à ce point atypique dans le champ de l’art actuel que le regardeur habitué à un système de références plus orthodoxe peut se sentir un tant soit peu étonné. Qu’il se rassure quant aux marques de l’époque : Martin Le Chevallier est né en mai 68. Quand il se présente comme autodidacte, il convient de manier l’information avec prudence. Après un diplôme de graphiste obtenu à l’Esag sous la houlette de Roman Cieslewicz dont il sera un temps l’assistant, puis des études aux Arts Déco interrompues avant le diplôme, il exerce comme graphiste. Cette activité, tantôt en association, tantôt en solo, l’a conduit à produire des documents aussi bien dans le domaine de l’art que dans le milieu de l’entreprise, ce qui ne manquera pas d’influer en profondeur sur son travail d’artiste. Il fut également pendant plusieurs années l’un des directeurs artistiques du journal Libération. Il dit encore qu’il est devenu artiste par hasard, quand il rencontre Jean-Charles Massera1 qui l’invite à prendre part à l’exposition « Le temps libre : son imaginaire, son aménagement, ses trucs pour s’en sortir » (Deauville, 1999). Il y propose Gageure 1.0, un cédérom conçu sur l’idée d’un ordinateur qui s’adresserait aux salariés d’une entreprise indéterminée. D’emblée, une large part de l’univers qu’il ne tardera pas à développer se trouve affirmée là ; non seulement l’univers mais les supports auxquels il convient de l’arrimer, et qui proviennent des dernières trouvailles en matière de communication : cédérom donc, mais aussi vocabulaire du management, interactivité, sous forme de jeux ou de vidéos, etc. L’un de ces jeux s’intitule Vigilance 1.0 (2001) et consiste pour le participant à relever et, de ce fait, à dénoncer l’illégalité des comportements des personnages, par exemple traverser la rue hors passage clouté ou encore jeter un papier sur le trottoir et pas dans la poubelle. Si on signale un délit, on gagne des points ; sinon on en perd car il y a diffamation. Cette forme du jeu, praticable en privé ou dans le cadre de l’exposition, constitue l’un des apports originaux de Martin Le Chevallier à l’extension du champ de l’art.
La carpe et le lapin
Avant de poursuivre l’exploration de cet univers qui se constitue au cours des années 2000, et pour tenter d’en comprendre la nature spécifique, il peut s’avérer utile de préciser que Martin Le Chevallier est issu d’un milieu… d’artistes. Son grand-père2 fut maître verrier et, dans son atelier, où le rejoignirent son fils et sa belle-fille, les parents de l’artiste, il créa de nombreux vitraux dans les églises d’Europe et jusqu’à Notre-Dame de Paris. Il conçut également des vitraux civils pour Mallet-Stevens, ainsi que des lampes. Artiste moderne, proche des avant-gardes des années 1920 et 1930, son goût personnel le porta plus tard à aimer et à pratiquer une peinture dans le genre de l’école de Paris qui connut son apogée au cours des années 1950. Cette option, si l’on peut dire, marquait de fait une certaine méfiance pour la position duchampienne, le dadaïsme et toutes ces attitudes qui allaient produire l’art conceptuel, et, plus généralement, une part essentielle de l’art contemporain. Un loup cependant se glissa dans la bergerie en la personne d’un des membres lointains de la famille, Jacques-Henri Lartigue3, qui avait hissé la photographie du quotidien au rang de grand art, ce qui n’était pas sans agacer le grand-père verrier. Cette subtilité propre à l’univers de Lartigue, alliant la plus aimable légèreté à la douce nostalgie des paradis perdus de l’enfance, on la retrouvera, un siècle plus tard, dans l’approche de Martin Le Chevallier, un double registre que nous allons à présent nous attacher à décrire. La famille Le Chevallier, donc, avait choisi son camp et c’est de manière brutale et spontanée, résultat du mariage de la carpe (école de Paris) et du lapin (le graphisme), que le jeune homme aborde aux rivages de l’art contemporain. Et, tant qu’à poursuivre dans le registre des mariages détonants, nous ne sommes pas loin de penser que la beauté singulière des œuvres de Martin Le Chevallier naît, elle aussi, de la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table d’opération.
Consulting
Dans L’audit, une pièce de 2008 qui reste parmi ses œuvres les plus significatives, Martin Le Chevallier réunit, dans un environnement gris et froid, une photographie et un haut-parleur qui diffuse une voix. Sur la photo, dans un contexte gris et glacial, on voit notamment une table sur laquelle se trouve un ordinateur. Un homme est assis qui semble regarder l’écran. On devine que c’est l’artiste. Derrière lui, un autre homme se tient debout, un attaché-case à la main. On fait rapidement le lien avec le compte-rendu d’audit que diffuse la voix off. On comprend alors que l’artiste, à un moment donné de sa carrière, souhaite faire le point et sollicite ce genre d’évaluation fort à la mode, quoique peu fréquent dans le monde de l’art. Il obtient ainsi un bilan de son travail comportant à la fois ses points forts et ses points faibles. Si la pièce se veut un regard ambivalent sur les préoccupations, avouées ou déniées, des artistes en tant que travailleurs, elle pourrait également être lue comme une critique de la… critique (d’art). Ainsi, l’audit fait le constat, parmi d’autres, d’une perte d’influence de la critique d’art mais préconise cependant la publication d’une monographie « avec un texte solide, rédigé par un auteur faisant référence dans le monde de l’art ». À bon entendeur…
On notera par ailleurs, entre autres points positifs concernant Martin Le Chevallier, que « son travail, en questionnant le monde contemporain, est pertinent dans son propos » et que « sa production est de qualité, en termes de conception et de réalisation ». Qu’« un humour indéniable est présent dans ses œuvres ». Tout cela est exact. L’audit révélait aussi, mais comme faiblesse, la relative maigreur du corpus d’œuvres. Force est de d’admettre que l’artiste a, depuis cette époque, largement comblé cette lacune.
Depuis les travaux du sociologue Pierre-Michel Menger4, on a observé de multiples tentatives de mise en parallèle de l’activité artistique et de l’activité entrepreneuriale. Trop souvent et jusqu’à la caricature, dans des visées instrumentalisantes, l’art est réduit à un produit banal et soumis aux lois d’une économie libérale orthodoxe ; l’artiste est prié de réintégrer le circuit balisé de la production et de la circulation des biens, de renoncer à cette « exception culturelle » dont la France se fit un temps l’ardente défenseure. Avec L’audit, Martin Le Chevallier aborde frontalement cette question sinon taboue, du moins entachée de gêne et d’interdit. Le texte de la voix off serait à mourir de rire n’était ce froid dans le dos que provoque le sentiment mêlé de stupéfaction et de vérité qui s’en dégage. Ce texte, enfin, témoigne d’une qualité dont peu d’œuvres aujourd’hui sont pourvues : une exceptionnelle aptitude à user des discours constitués, en réduisant au maximum le décalage humoristique et donc critique. Cette infime distance, de fait, ménage la possibilité non pas d’une double lecture, trait habituel de l’approche ironique, mais plutôt de la liberté du récepteur, face à ce qu’Umberto Eco appelait l’opera aperta, l’œuvre ouverte.
Contextes
Pour la Fiac 2009 au jardin des Tuileries, Martin Le Chevallier crée Ocean Shield, une performance « contextuelle » dans laquelle il introduit des vedettes de police téléguidées sur le bassin où les enfants jouent paisiblement à faire voguer leurs petits voiliers. De cette intervention, il reste un film de nature documentaire. Toutefois, c’est dans une photo récupérée auprès d’un promeneur blogueur5 que l’artiste retrouve le meilleur de l’esprit de sa pièce. « Contextuel » est sans doute le terme clé des préoccupations artistiques de Martin Le Chevallier, y compris quand il puise ses sujets dans un passé mythifié comme on le verra. C’est qu’il s’agit pour lui d’envisager le monde dans sa réalité, avec ce regard aigu, sans concession autant que léger, comme flottant, nimbé de bienveillance et de poésie où humour et décalage tiennent lieu de méthode. En 2009, il propose au Parcours Saint-Germain-des-Prés d’intervenir très discrètement, mais fermement, au cœur même du réel : il suggère de transformer le Café de Flore en bar PMU par la seule mention « Bar PMU » sur les tickets de caisse. On ne lui donnera même pas l’occasion de présenter la chose à la patronne dudit bistrot. Les petits gestes, parfois, ébranlent la paisible apparence des choses, l’immuable stabilité des situations acquises. Ces grains de sable qu’il glisse dans les engrenages du réel constituent au sein de son œuvre une catégorie véritablement générique où perturbations, bugs et autres ratages programmés font office à la fois d’objectif et de méthode, comme on l’a dit. Que nombres de ces projets, pour diverses raisons, ne voient pas le jour participe de leur nature même, subversive. Ainsi, en 2014, dans le cadre d’une exposition en Israël sur les jeux vidéo, il propose qu’un avion tire au-dessus des plages de Tel-Aviv une banderole sur laquelle est écrit « Game over » : le projet ne fut pas retenu. Pas plus que ses deux tentatives en vue de représenter la France à la Biennale de Venise. En 2014, il préconise de vendre le Pavillon français (par exemple à un riche pays du Golfe) et d’utiliser l’argent pour la construction d’un centre d’art flottant sans pavillon national. En 2016, il suggère cette fois qu’on démonte ledit pavillon et qu’on recycle les matériaux pour renforcer les fondations de la Sérénissime face à l’eau qui la menace. Relèvent également de cet esprit Le guide de l’étudiant qui échoue, Zhang-Laffitte ou encore Bugs où l’artiste, dans un esprit de déconstruction, de retournements infimes, parvient à perturber tout ou partie d’un phénomène, d’un lieu ou d’un processus.
Clics
Si les jeux restent l’une des contributions originales de Martin Le Chevallier aux pratiques contemporaines de l’art, les vidéos interactives en forment le second volet, l’un et l’autre précédant les réalisations tant contextuelles que cinématographiques qui composent à présent l’essentiel de son travail. Dans Oblomov, libre adaptation en 2001 du roman de Ivan Gontcharov (1859), le personnage, incarné par l’artiste Olivier Bardin, adepte du I would prefer not to, ne se voit relancé dans l’action que par le regardeur qui appuie sur un bouton placé à côté de l’écran. Idem pour Le Papillon (2005), moyen métrage où Mathieu Amalric se laisserait aller à la rêverie inopérante consécutive à tout accomplissement des ambitions, n’était l’intervention, par le même clic, du spectateur qui, de ce fait, devient lui aussi acteur, du moins décideur d’un récit qu’il réactive, jetant le personnage dans de nouvelles aventures. Et ces questions, communes aux deux œuvres, aux jeux également, qui dépassent largement le strict protocole mis en place : qu’est-ce qui pousse à intervenir ? Par quelle motivation le personnage autant que le spectateur sont-ils mus ? Quand et pour quelles raisons le regardeur décide-t-il de « faire le tableau », fût-ce en le perturbant ? Le spectre des réponses, immense, d’Alexandre le Bienheureux à Pierrot le Fou, en passant par Bartleby d’Herman Melville recouvre assez bien l’amplitude de l’œuvre de Martin Le Chevallier, sa tonalité ambivalente, entre vision critique et fantaisie primesautière.
Fables
Dans ce que ce travail offre de plus contemporain et de plus personnel, une attention particulière doit être portée, chez cet artiste, à son goût prononcé pour le récit et, partant, à son usage récurrent. Cette propension à la narration se nourrit, entre autre, de littérature et on retiendra de ses sources livresques la fréquentation continue des romans de Jean Echenoz dont l’élégante et très française précision de la phrase, toujours construite et menée sur une tonalité claire, à la limite du détachement et qui, cependant, ne lâche jamais rien de la teneur du propos, ne pouvait que le séduire. Française encore cette position du moraliste que Voltaire, dans ses contes et ses romans, a hissée à des sommets. Dans nombre de pièces de Martin Le Chevallier résonne l’écho de Micromégas, et plus encore de Candide, cette fausse naïveté au service d’une lecture du monde dont le regardeur chez l’artiste, le lecteur chez l’écrivain, se font acteurs à part entière. Si ce talent de raconteur d’histoires s’exerce pleinement dans ses films, il n’est pas une œuvre de Le Chevallier qui ne repose, par le jeu ou par l’installation in situ, sur les sortilèges de la fable. Ces histoires, qui croisent l’espace mondialisé comme le temps anthropologique, revêtent des formes variées dont l’une de ses dernières propositions, à l’été 2015, au Domaine départemental du Dourven6, constitue un exemple éclairant. En avançant dans l’allée qui descend vers la galerie d’exposition, le visiteur remarque que la plupart des pins de l’endroit sont ceints d’un bandeau bleu sur lequel figure un prénom. La variété internationale de ces marques d’identité ne laisse pas d’intriguer : Gabriel Juliao, Forsina, Esther, Gao Yue, Faizullah, Hamidou, tant d’autres. Au terme de l’exposition, la boucle se boucle en une vidéo qui apprend au public la manière dont chacun de ces êtres, tous des migrants, a trouvé la mort en tentant de rejoindre l’Europe : chaque prénom comme signe d’une histoire tragique. La charge est lourde et plus encore ici, au cœur d’un site idyllique, face à ce paysage maritime parmi les plus merveilleux qui se puissent imaginer. La tension qui, jusque-là, résidait dans le léger décalage entre le sérieux de l’énoncé et le ton du récit, se fonde ici sur le contraste entre la paisible beauté du contexte et la violence de ce qui s’y donne à voir. Ce projet qui semblait une exception dans le style, sinon dans le propos de Le Chevallier, annonce en fait une inflexion dans la façon dont l’artiste amorce de nouvelles œuvres où, dans cette ambivalence entre gravité et fantaisie, c’est le premier élément qui l’emporterait désormais, quand bien même une certaine poésie teintée d’optimisme sourd des voix que les casques diffusent dans la véranda, comme en contrepoint au chaos des noms perdus. Sa dernière réalisation7, en effet, ramasse, dans une configuration à la fois minimale (et qui, de ce fait, évite toute lourdeur) et glaçante, la plupart des caractéristiques ébauchées au fil des œuvres précédentes. Bien que conçue antérieurement à la lecture du livre, cette pièce trouve un écho évident autant qu’une confirmation conceptuelle dans l’essai du philosophe Grégoire Chamayou, Théorie du drone8 ; à commencer par le titre, Le faux bourdon, qui est la traduction française du terme « drone ». Il s’agit d’une installation composée d’une projection de six images de grandes dimensions formant un paysage qui défile lentement, accompagnée d’une voix off racontant comment une adepte des jeux vidéo stratégiques est « choisie » à son insu par une puissance impériale pour mener, en réel, une frappe de drone.
Cinéma
C’est toutefois dans sa production plus strictement cinématographique que le recours à la narration trouve sa manifestation la plus évidente.
En effet, Le Chevallier réalise des films, des sortes de fictions / concepts au ton inimitable, drôle, décalé et toujours pertinent, entre autre incarné par l’excellent Gaëtan Vourc’h, l’acteur que l’on voit aussi bien dans L’an 2008 (2010), une fable burlesque sur la crise dite des subprimes, que dans Le jardin d’Attila (2012). À écouter les dialogues de L’an 2008, on éprouve, tant les propos, tout empreints d’efficace didactique, semblent couler de source, le sentiment d’une intelligibilité de la mondialisation et de ses conséquences désastreuses. Enfin ! Cependant la somme des compréhensions particulières ne fait pas une compréhension globale et ce pourrait être tout aussi bien là une bonne définition de la mondialisation. Parler d’économie un peu comme les économistes, mais pas tout à fait ; à la fois produire de l’éclairage et de l’opacité, à tout le moins de l’incertitude, le tout porté par une forme rigoureuse, c’est le propre de l’art… C’est aussi le charme de ce film où, comme plus tard dans Münster, se manifeste une esthétique issue de la bande dessinée, une structuration de la narration en séquences qui sont autant de case juxtaposées. Martin Le Chevallier n’oublie pas qu’il a rêvé, adolescent, de devenir auteur de bandes dessinées, et que son enfance fut nimbée des aventures de Tintin, le seul héros que sa famille, soucieuse de ne pas « abîmer le regard », l’autorisait à fréquenter.
Le jardin d’Attila, un moyen métrage nourri d’une recherche documentaire et bibliographique irréprochable, interroge la notion d’abolition, de table rase, par les exemples de l’utopie et du totalitarisme, de la propriété et du don, de l’héritage et de la monnaie, de la famille, des enfants et de l’apprentissage, des communautés à travers les âges, des grands visionnaires… De l’une des références du Jardin d’Attila, le culte du cargo, il tirera une nouvelle pièce, Le cargo9, récit aux allures anthropologiques qui évoque une fois encore la question des liens de la modernité occidentale et des croyances indigènes sur fond de globalisation triomphante. Le contexte, à nouveau.
Le corpus cinématographique de Martin Le Chevallier s’est étoffé de manière significative avec Münster (2016), un film10 de 48 minutes qui, à la fois, précise une part déterminante des préoccupations de l’artiste et porte sa signature à un niveau de maîtrise indiscutable, synthèse aboutie d’un univers et d’un style qui n’appartiennent qu’à lui. Münster illustre une page de l’Histoire de ce que l’Église catholique appelle les hérésies et dont l’histoire tragique des cathares constitua l’un des épisodes qui frappèrent le plus les imaginations. Il s’agit ici de la tentative d’instauration, à Münster, cité de Westphalie, entre février 1534 et juin 1535, d’une sorte d’utopie théocratique, une radicalisation de la Réforme, menée par des prêcheurs anabaptistes sous la conduite de Jan Matthys puis de Jean de Leyde, et dont Marguerite Yourcenar a fait l’une des pages de L’œuvre au noir. On y prêchait une sorte de communisme avant la lettre, une collectivisation des biens, la polygamie, etc. L’histoire à la tragique conclusion est relatée par deux soldats débonnaires et soumis aux conventions du théâtre, préposés au siège de la ville dont les propos « officiels » sont contrebalancés par la voix d’un anabaptiste crucifié. Couleurs et noir et blanc alternent sur un rythme où portraits et paysages, très épurés, composent une fable où pointe la question de l’histoire officielle (comment représenter l’Histoire ?), du récit des vainqueurs, bien qu’il s’avère difficile, ici comme ailleurs, de ne pas conclure à la fatalité des utopies, à l’inévitable issue totalitaire de la plupart des rêves d’absolu, qu’ils concernent la liberté, l’égalité ou la fraternité. Quant aux accents millénaristes et apocalyptiques dont le film résonne, comment ne pas songer aux actuelles révoltes sanguinaires et fanatiques sur fond d’ultime affrontement ? Münster parvient à ce point d’équilibre entre un propos à la gravité assumée et ce ton si singulier, à l’humour plus subtil encore, plus tendu, à deux doigts de la rupture, qui, loin de l’esprit de sérieux et de ces dénonciations simplistes et littérales dont l’art de ces dernières années regorge, porte sur le monde un regard d’une étonnante ouverture, d’une intelligence non autoritaire, réellement politique.
Panoptique
Le parti pris de la narration s’articule chez Martin Le Chevallier avec une double convocation sensorielle, auditive et scopique, non pas seulement celle que suppose le cinéma, mais également sous la forme de dispositifs spatiaux et d’installations. Ainsi les expositions de l’artiste proposent-elles presque toujours des diffusions de voix off provenant soit de haut-parleurs soit de casques d’écoute où, en lien avec les images ou de manière autonome, sont donnés à entendre des récits. C’est le cas du Cargo en particulier ou bien encore de plusieurs éléments de l’exposition « Le jour où ils sont arrivés », déjà mentionnée ; c’est également le cas du « Faux bourdon ». Si les textes en voix off ont, depuis Félicité, émaillé tout le parcours de Martin Le Chevallier, il semble désormais qu’ils en constituent l’un des ressorts fondamentaux, au point qu’on peut parler à leur propos, tant ils sont soignés, d’une véritable instance d’écriture, d’un réel travail d’écrivain. Ainsi, par le moyen du langage et de sa rhétorique, les images proviennent du texte et de son écoute, alternative aux propriétés du tableau classique, hommage aussi au cinéma prospectif, de Godard à Straub et Huillet en passant par Chantal Akerman et tant d’autres. Par ailleurs, il existe dans les œuvres de cet artiste un usage du regard qui ne saurait se réduire au classique face-à-face de l’œil et de l’écran, de la toile aussi bien, et qui, de manière plus ambitieuse, explore d’autres modalités dont la teneur théorique et politique est patente. Les occurrences en sont variées, de ce télescope touristique surplombant un hypermarché en suggérant qu’il s’agit là d’un paysage archétypique du XXe siècle11, aussi séduisant que vénéneux, jusqu’à Solipsisme (2011) où des sièges en gradins sont installés dans la vitrine de la galerie d’art12 et où le visiteur est invité à s’installer pour observer la rue, devenant lui-même simultanément objet de regard. C’est le cas également du Sourire des ancêtres (2014) où, par un petit trou dans le mur, l’œil voit et se voit vu par deux guerriers Mankaignes hilares. De petits trous dans les murs qui réservent des surprises, l’œuvre de Martin Le Chevallier pullule, entre Les Secrets du collège Didier-Daurat (2014) et Invaders Welcome (2015), qui transforme la pulsion voyeuriste en vision politique. Sous des dehors aimables et ludiques, les dispositifs scopiques de l’artiste donnent à penser les fondements d’un univers panoptique, celui-là même qu’a décrit Michel Foucault, qui nous enferme et nous aliène, et suggèrent la possibilité de son inversion.
Comme L’audit l’y engageait, l’œuvre de Martin Le Chevallier forme à ce jour un corpus étendu et varié. Impossible dans le cadre de ce texte d’en évoquer chaque pièce, d’en tirer la totalité des fils. Des remarques égrenées au fil de ces lignes, il ressort toutefois quelques constantes qui nous serviront de conclusion provisoire. Les fréquentes incursions de Martin Le Chevallier dans des ailleurs tant historiques que géographiques ne sauraient masquer qu’il s’agit chez lui, et sans exception, du présent, du nôtre, hic et nunc. Sur le mode de l’enquête, réelle13 ou fictive, de l’allusion directe et frontale14, de multiples protocoles de participation, d’écoute et de visualisation, Martin Le Chevallier scrute la lisse apparence des dispositifs sociaux, économiques et politiques qui nous enserrent et dont nous ne percevons pas toujours les conséquences quant à l’exercice de notre liberté, quant à notre conception de la vérité. L’amabilité dont il fait généralement usage, superposée à la suavité toute contemporaine des injonctions produit, bien plus que de plates dénonciations, un sentiment partagé entre plaisir contraint et conscience de l’ampleur des dégâts. Enfin, si ce sentiment nous paraît si juste et si opératoire, c’est qu’il est le fruit d’alternatives formelles et esthétiques à même de révéler les formes et les esthétiques pernicieuses par lesquelles, avec une délectation mortifère, notre époque se laisse envelopper.
1. La rencontre eut lieu en 1997 dans le cadre de la réalisation du journal des États généraux de la culture, mouvement créé à l’initiative de Jack Ralite.
2. Jacques Le Chevallier (1896-1987).
3.Sur plusieurs photos de Lartigue figure une jeune fille qui n’est autre que la grand-mère de l’artiste.
4. Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Éditions du Seuil, 2002.
6. L’exposition de Martin Le Chevallier, sous le titre « Le jour où ils sont arrivés », fut la dernière que le responsable du lieu, Didier Lamandé, proposa au public. En effet, celui dont le nom et la mémoire resteront pour toujours associés à ce centre d’art prospectif et passionnant devait décéder quelques mois plus tard. Et comme si on avait voulu le faire disparaître deux fois, la nouvelle majorité de l’Assemblée départementale, sous le prétexte de fort hypothétiques économies, a cru bon de dissoudre l’association qui, entre autre, gérait le Dourven, signant ainsi la mort du centre d’art.
7. «Le faux bourdon», Les Champs Libres, Rennes, novembre 2016 - février 2017.
8. Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La Fabrique éditions. 2013.
9. D’une certaine manière, Münster aussi tirera son sujet d’un moment du Jardin d’Attila, ce dernier trouvant sa source à la fois dans Félicité et dans Abolitions.net, une encyclopédie participative en ligne fondée sur l’idée selon laquelle la plupart des utopies s’affirment par leur volonté d’abolir un certain nombre d’institutions et de réalités existantes : la propriété privée, la famille, le capital, le mariage, etc.
10. Münster existe sous la forme d’un film projeté sur un écran, en salle, et en version installation vidéo, cette fois sur deux écrans.
11. Vue du XXe siècle (2010). Installation au Parvis à Tarbes où le télescope est placé en surplomb des rayons de l’hypermarché dans lequel se trouve le centre d’art.
12. Jousse Entreprise, galerie de l’artiste, 6 rue Saint-Claude, Paris 3e.
13. 11h29’15’’ (2012), enquête minutieuse sur le temps de travail (artistique) de son compère Julien Prévieux, restituée sous la forme de graphiques, camemberts et autre données chiffrées.
14. NS (2007), référence non dissimulée aux promesses de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy.
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