Le petit geste qui change tout Dans L’audit, une pièce de 2008 qui reste parmi ses œuvres les plus significatives, Martin Le Chevallier réunit, dans un environnement gris et froid, une photographie et un haut parleur qui diffuse une voix. Sur la photo, qui est comme une mise en abyme du décor réel tel que l’appréhende le spectateur, contexte également gris et glacial, on voit notamment une table sur laquelle se trouve un ordinateur. Un homme est assis qui semble regarder l’ordinateur. On comprend que c’est l’artiste. Derrière lui, un homme se tient debout, un attaché-case à la main. On fait rapidement le lien avec le compte-rendu d’audit que diffuse la voix off. En fait l’artiste, à un moment donné de sa carrière, souhaite faire le point et se soumet à ce genre d’évaluation fort à la mode. Il obtient ainsi un bilan de son travail comportant à la fois ses points forts et ses points faibles. Si la pièce se veut un regard ambivalent sur les préoccupations, avouées ou déniées, des artistes en tant que travailleurs, elle pourrait également être lue comme une critique de la… critique (d’art). Ainsi entend-on, parmi les qualités de Martin Le Chevallier, que « son travail, en questionnant le monde contemporain, est pertinent dans son propos » et que « sa production est de qualité, en termes de conception et de réalisation ». Qu’« un humour indéniable est présent dans ses œuvres ». Tout cela est exact. L’audit révélait aussi, mais comme faiblesse, la relative maigreur du corpus d’œuvres. Force est de constater que l’artiste a, depuis cette époque, largement comblé cette lacune. Que Martin Le Chevallier soit né en Mai 68 ne semble pas sans influence sur certains aspects de sa vie et de son travail. Il dit par exemple qu’il se sent autodidacte (des études aux arts déco tout de même, quoique vite interrompues) et qu’il est devenu artiste par hasard. C’est graphiste qu’il fut d’abord et avant tout (il l’est toujours) jusqu’à cette rencontre fortuite avec Jean-Charles Masséra qui l’invite à participer à l’exposition Le temps libre : son imaginaire, son aménagement, ses trucs pour s’en sortir (Deauville, 1999). Il propose Gageure 1.0, un CD-Rom conçu sur l’idée d’un ordinateur qui s’adresserait aux salariés de l’entreprise. D’emblée une large part de l’univers qu’il ne tardera pas à développer se trouve affirmée là ; non seulement l’univers mais les supports qu’il convient de lui donner, et qui proviennent des dernières trouvailles en matière de communication : CD-Rom donc, mais aussi vocabulaire du management, interactivité, sous forme de jeux ou de vidéos, etc. L’un de ces jeux s’intitule Vigilance 1.0 (2001) et consiste pour le participant à pointer dans les situations réelles qui lui sont proposées la légalité ou l’illégalité des comportements, par exemple traverser la rue hors passage clouté ou encore jeter un papier sur le trottoir et pas dans la poubelle. Si on révèle un délit, on gagne des points, dans le cas contraire on en perd car il y a diffamation. Quelques années plus tard, dans le cadre de la Fiac 2009 au jardin des Tuileries, il propose Ocean Shield, une performance « contextuelle » dans laquelle il introduit des vedettes de police téléguidées sur le bassin où les enfants jouent paisiblement à faire voguer leurs petits voiliers. « Contextuel » est sans doute le terme clé des préoccupations artistiques de Martin Le Chevallier : aborder le monde dans sa réalité, mais avec ce regard aigu, sans concession autant que léger, comme flottant, nimbé de bienveillance et de poésie où humour et décalage tiennent lieu de méthode. En 2009, il propose au Parcours Saint-Germain-Des-Prés d’intervenir très discrètement, mais fermement, au cœur même du réel : il suggère de transformer le café de Flore en bar PMU par la seule mention « bar PMU » sur les tickets de caisse. On ne lui donnera même pas l’occasion de présenter la chose à la patronne dudit bistrot. En revanche, il pourra installer sa longue vue touristique en surplomb des rayons d’un hypermarché (Vue du XXe siècle, Le Parvis, Tarbes, 2010). C’est aussi par le biais de l’interactivité que, dans un premier temps, il aborde la vidéo. Dans Oblomov, libre adaptation en 2001du roman de Ivan Gontcharov (1859), le personnage, incarné par l’artiste Olivier Bardin, adepte du I would prefer not to, ne se voit relancé dans l’action que par le regardeur qui appuie sur un bouton placé à côté de l’écran. Idem pour Le Papillon (2005), ambitieux moyen métrage où Mathieu Amalric se laisserait aller à la rêverie inopérante consécutive à tout accomplissement des ambitions, n’était l’intervention, par le même clic, du spectateur qui, de ce fait, devient lui aussi acteur, du moins décideur d’un récit qu’il réactive, jetant le personnage dans de nouvelles aventures. Et ces questions, communes aux deux œuvres, aux jeux également : qu’est-ce qui pousse à intervenir ? par quelle motivation le personnage autant que le spectateur sont mus ? Le spectre des réponses, immense, d’Alexandre Le Bienheureux à Pierrot Le Fou, recouvre assez bien l’amplitude de l’œuvre de Martin Le Chevallier, sa tonalité ambivalente, entre vision critique et fantaisie primesautière. Parallèlement, Le Chevallier réalise des films, des sortes de fictions/concepts au ton inimitable, drôle, décalé et toujours pertinent, entre autre personnifié par l’excellent Gaëtan Vourc’h, l’acteur que l’on retrouve aussi bien dans L’an 2008, une fable burlesque sur la crise des subprimes, que dans Le Jardin d’Attila (2012). Ce dernier moyen métrage, nourri d’une recherche documentaire et bibliographique irréprochable, questionne la notion d’abolition, de table rase, par les exemples de l’utopie et du totalitarisme, de la propriété et du don, de l’héritage et de la monnaie, de la famille, des enfants et de l’apprentissage, des communautés à travers les âges, de grands visionnaires… De l’une des références du Jardin d’Attila, le culte du cargo, il tirera une nouvelle pièce, Le Cargo, récit aux allures anthropologiques qui évoque une fois encore la question des liens de la modernité occidentale et des croyances indigènes sur fond de globalisation triomphante. Dans ses pièces les plus récentes, Martin Le Chevallier confirme sa verve poético-critique. Dans Projet pour Venise, soumis au jury de la prochaine biennale, il propose de vendre le pavillon français pour construire une ile flottante sur la lagune où exposer de l’art sans nationalité. 11H29’15’’, enquête minutieuse sur le temps de travail (artistique) de son compère Julien Prévieux, restituée sous la forme de graphiques, camemberts et autre données chiffrées, rappelle quant à elle le tropisme socio-économique de l’artiste. Dans le même temps il semble gagner encore en subtile légèreté, jusqu’au laconisme comme dans Ophélie, cette découpe de la partie haute d’une automobile qui semble flotter à même le sol, ou dans cette série de dessins où l’ajout au trait fin d’éléments exogènes vient perturber des paysages photographiques qui constituent notre banal environnement (une piscine relevée, un rond-point…), un peu à la manière dont Henri Michaux voulait introduire « du chameau » dans Honfleur. À ceci près que Martin Le Chevallier ne fait qu’effleurer la surface du réel d’un geste infime qui le trouble et qui l’ébranle, qui le rend à la fois plus lisible et plus mystérieux. Jean-Marc Huitorel
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