«Rechigne à s’adapter au marché»
Entretien avec Marie Lechner
«Libération», 3 octobre 2008

Bien que jouissant d’un début d’estime dans le milieu de l’art contemporain, la carrière de Martin Le Chevallier tarde à décoller dans un marché en pleine ébullition. Pour lui donner un coup d’accélérateur, l’artiste a demandé à un cabinet de consulting de le soumettre à un «audit de performance artistique». Cette interview fait partie du plan média suggéré par le consultant pour une meilleure visibilité.

L’audit fait souvent suite à une mauvaise gestion. Etait-ce le cas de l’entreprise Martin Le Chevallier?
En tant qu’ex-«jeune artiste prometteur», je me devais de réagir au tournant de la quarantaine. En gérant mieux mon activité, je me serais imposé face à la concurrence et je n’aurais pas eu recours au consulting.

Quels objectifs vous étiez-vous fixés?
Je m’attendais à ce que le cabinet me dise où aller et comment. Mais en fait, c’était à moi de définir mon niveau d’ambition. J’ai dû leur indiquer de manière factuelle, chiffrée, où je voulais arriver en termes de performance de diffusion, d’efficacité artistique et conceptuelle, de satisfaction des clients et de rentabilité financière. C’était très compliqué.

Dans un secteur atomisé et concurrentiel, quelles sont les forces que le rapport a permis d’identifier?
Il n’en a pas trouvé beaucoup... Une certaine sérénité, une galerie jouissant d’une bonne image, un travail de qualité qui questionne l’époque, les tensions socio-économiques...

Le diagnostic vous a-t-il permis de cerner vos faiblesses?
Je les présupposais, mais il les a précisées. Visibilité trop restreinte, pas assez productif (douze œuvres en dix ans), trop Français, trop masculin, plus assez jeune, rechigne à s’adapter au marché... Mes pièces sont surtout des vidéos, des sons ou des processus. Les œuvres immatérielles se collectionnent, mais ça reste marginal au sein du marché de l’art. Faire des choses faciles à collectionner, c’est faire des objets.

Le rapport vous suggère d’abandonner le multimédia au profit du néon. Votre peinture sur Nicolas Sarkozy, que vous avez fait exécuter par un peintre polonais, est-elle un premier pas en ce sens ?
Oui. Ça m’a paru porteur de faire un retable sarkozyste six mois après les élections. C’était un bon article de foire qui s’est facilement vendu.

L’évaluation a permis de dégager plusieurs stratégies de développement écartant d’emblée celle, «offensive», de conquête du marché. Pourquoi ?
Cette stratégie impliquait de réaliser une œuvre spectaculaire qui ferait date. C’est hors de portée pour moi. Je n’ai ni les moyens ni la notoriété pour faire un énorme coup à la biennale de Venise.

La seconde est la stratégie de diversification. Devenir tendance ?
Ce n’était pas possible. Je suis trop ringard.

L’une des stratégies prônée est celle du «repositionnement».
Ça consiste surtout à modifier mon image auprès de l’environnement curatorial. Ce n’est pas tant changer que donner l’impression qu’on a changé. C’est du repositionnement de marque. Envoyer les bons signaux. Etre soutenu par les bonnes personnes dans le réseau médiatique...

Le rapport vous conseille de changer éventuellement de look, voire de nom...
Après enquête, il semblerait plutôt que mon nom soit adapté à un développement marketing international. J’envisage aussi d’avoir une boîte postale à Dubaï. Ça peut aider.

Le business plan vous suggère de produire un hit...
C’est ce que tout le monde cherche à faire, un truc qui vous rend soudainement et durablement célèbre. Le Sarkozy aurait pu être un hit... mais on n’a pas dû bien gérer le buzz.

...et de créer des icônes...
C’est ce qui permet l’identification de la marque au produit. On dit : «C’est un article de la marque Warhol, Renoir, etc.»

Il vous invite à vous dégager de la tutelle étatique...
C’est dommage, parce que j’y suis assez attaché... On sent là l’idéologie libérale du consulting, l’idée que la création subventionnée est factice et que la vérité est du côté du marché. Cela dit, je vends de plus en plus, je suis dans une phase de croissance dynamique ! (Ça fait partie des recommandations : il faut que je dise que ça marche.)

Pensez-vous pouvoir devenir un artiste de premier plan en restant cohérent avec vos convictions artistiques?
J’y compte bien.

Ça vous a coûté cher, cet audit?
10 000 euros, et encore c’était un tarif préférentiel.

 

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