Le cargo, texte de la voix off

 

 

 

C’était un vagabond, un rêveur.

Un jour qu’il regardait la mer sillonnée de bateaux, il songea à cette curieuse croyance millénariste née dans les îles du Pacifique, au temps des colonies : le culte du cargo.

Les mélanésiens voyaient alors arriver des cargos chargés de denrées inconnues, d’ustensiles étranges et étonnamment élaborés. Ces objets arrivaient dans des caisses portant les noms de leurs destinataires. Et, invariablement, ces destinataires étaient des colons. Pourquoi ces blancs, que l’on ne voyait jamais rien fabriquer, étaient-ils les seuls à recevoir ces présents?

De toute évidence, les colons s’accaparaient les richesses expédiées par les ancêtres.

Les mélanésiens les avaient alors imités : à l’aide de radios de fortune, faites de bois et de ficelle, ils avaient commandé d’innombrables trésors à leurs aïeux. Et depuis, ils attendaient l’arrivée du cargo chargé de leurs espoirs.

Le vagabond poursuivait sa rêverie. Il avait l’impression d’attendre le cargo, lui aussi.

Il se souvenait que les hommes des îles s’étaient trouvés un guide, un certain John Frum qui les invitait à détruire leurs biens et à jeter l’argent des blancs dans la mer. Une fois le cargo arrivé, il n’y aurait plus besoin de travailler, tous les désirs seraient comblés. Plusieurs fois, les colons crurent arrêter ce dangereux prophète. Mais à chaque fois, un nouveau John Frum surgissait ailleurs, avec un autre visage. Insaisissable ennemi. On ne sut jamais s’il était noir ou blanc.

 

Le temps des colonies était loin. Les cargos étaient à présent des «porte-conteneurs», faisaient parfois plus de trois cent mètres de long et transportaient des milliers de volumineux caissons métalliques.

Le vagabond savait que l’invention de ces monstres des mers avait révolutionné le commerce mondial, que cette possibilité de transborder les conteneurs depuis un bateau vers un train ou d’un train vers un camion avait causé le chômage des dockers et le bonheur de la mondialisation.

 

Ce jour là, alors que la mer semblait endormie, il décida d’être John Frum.

 

Après des années d’errance, qu’il justifiait sans trop y croire par ses origines nomades, il s’était lié d’amitié avec quelques anciens garde-côtes qui, par bravade ou par nécessité, s’étaient reconvertis dans l’accostage de navires. Ces pirates modernes s’attaquaient au supertankers, aux plus gros cargos, aux luxueux navires de plaisance qui passaient à portée d’eux… Lui se souvenait de Libertalia, cette cité mythique, fondée au XVIIe siècle par des pirates aux idéaux anarchistes, qui pratiquaient la communauté des terres, la rotation des chefs, le partage égalitaire des butins… Mais ses comparses n’étaient pas là pour faire de la politique. Ils exécutaient les ordres d’un potentat local et essayaient juste de s’en sortir.

Au petit matin, arrivés dans des barques à la fois discrètes et rapides, munis de kalachnikovs et de grappins, ils s’emparèrent du bateau. Et de ses 2821 conteneurs.

La rançon attendue était conséquente. Mais lui avait d’autres ambitions :

Ce navire devait être le cargo expédié par les ancêtres.

 

Il trouva les mots pour convaincre ses compagnons. Ils abandonnèrent alors l’équipage à bord d’un canot et remirent les machines en route. Puis, en plein océan, ils vidèrent les conteneurs. Un à un. Des milliers d’écrans tactiles, de téléphones savants, d’automobiles hybrides, de poupées qui parlent, de chaussures aérées ou de machines à raclette furent jetés pas le fond.

Désormais, les conteneurs étaient vides et pouvaient accueillir la prodigalité des aïeux.

Ils y placèrent alors les objets dérobés : statuettes, masques ou reliques, dont la vocation sacrée s’était égarée dans le silence des musées et de leurs réserves.

« Quel joli coup! », se disaient les pirates, à la fois fiers et amusés. Mais lui sentait bien que cela ne suffisait pas. Il observait les objets, désespérément inertes. Les richesses des ancêtres, ça ne pouvait être ça…

C’est alors qu’il prit la parole. D’un ton solennel, il leur déclara que chaque caisse devrait accueillir une parcelle des cultures effacées par l’unification du monde ; il fallait, disait-il, que resurgissent là toutes les richesses immatérielles égarées par l’humanité.

Ses acolytes restèrent coi…

Mais bien vite, un murmure s’éleva. Une multitude de voix, venues d’on ne sait où, faisaient renaître auprès d’eux l’infini tumulte des langues éteintes : l’Abipón, l’Acroá, l’Adai, l’Ajawa, l’Aka-Bo, l’Alsea, l’Arára, l’Aribwatsa, l’Atsahuaca, l’Atakapa, l’Awabakal, le Baga Kaloum, le Baga Sobané, le Baniva, le Barngarla, le Bassa-Gumna, le Bayali, le Cayuse, le Chana et bien d’autres encore…

Comprenez-vous, leur demanda-t-il? Mais avant qu’ils ne puissent répondre, l’air fut épaissi par d’étranges présences silencieuses. Auprès d’eux se serraient à présent les génies défunts ou assoupis : dieux de la lèpre, de la petite vérole, de la tomate, de l’ivresse, de la pluie ou du tonnerre… et à leur suite, la multitude des êtres impalpables : habitants du ciel qui veillent sur leurs semblables déchus ; épouses de l’au-delà, jalouses et colériques ; ou doubles invisibles qui nous suivent pas à pas…

Le vagabond lui-même était surpris par le surgissement de cet étrange panthéon. Mais ce n’était qu’un début… Car vinrent ensuite les vocations oubliées : guérisseuses d’effroi, qui éloignent les vents néfastes et corrigent les destins, hommes-oiseaux protégés des dieux pour avoir su saisir l’œuf de l’hirondelle de mer, preneurs de cœurs qui se glissent furtivement dans les entrailles des enfants, mangeurs d’âmes qui se font animaux pour assaillir les dormeurs ou encore chefs de paille qui jouissent du prestige de ne décider de rien.

Les conteneurs s’emplissaient peu à peu. Et les hommes, fascinés, assistaient au retour des anciens usages : pactes de sang, de lait ou de salive qui tissent les liens et les espoirs, mariages de pieds qui annoncent fortune et prospérité, dons dispendieux qui obligent à jamais les rivaux, vols de têtes qui consacrent la sortie de l’enfance, crânes de nourrissons que l’on façonne à la mesure de la beauté et de la sagesse des dieux, puissances et vertus dont on s’empare en dévorant les vaincus.

Le bateau poursuivait sa route. Le temps allait de nouveau être en avance ou en retard sur lui-même, le soleil voyager tout au long des jours, le génie de l’orage jeter les pierre du tonnerre et donner aux hommes la foudre et la pluie, et le serpent arc en ciel arrêter avec son dos l’eau des cieux pour aller l’enfouir de la tête au fonds des puits.

Tout allait ainsi être sauvé, songea le vagabond.

 

Mais était-ce bien utile? N’était-il pas animé par une vaine nostalgie?

Il regardait sur le pont les hommes qui, comme à leur habitude, parlaient pidgin ou créole, se bricolaient des croyances réconciliant les anciens et les nouveaux dieux et se mettaient en transe au son des mp3.

Il se dit qu’après tout, les ancêtres n’étaient jamais partis.

 

 

 

 

 

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