La terre sans mal
texte du dialogue

 

Elle : Qui êtes vous ?

Lui : Je m’appelle Kurt Nimuendajú. Je suis ethnographe.

Elle : Nimuendajú. C’est un nom indien.

Lui : Oui, ce sont des indiens qui me l’ont donné.

Elle : Ça veut dire « Celui qui a trouvé sa place ».

Lui : Oui. Ceux qui m’ont donné ce nom jugeaient que je l’avais trouvée parmi eux.

Elle : Mais vous n’êtes plus parmi eux.

Lui : Je voulais rencontrer d’autres indiens, pour mieux connaître votre monde.

Elle : Notre monde… n’est-ce pas le même que le votre?

 

Lui : Depuis combien de temps êtes-vous ici?

Elle : Trois lunes. Nous allons bientôt repartir.

Lui : Vers où?

Elle : Vers la terre sans mal.

Lui : La terre sans mal ? La terre d’abondance
où l’on ne meurt jamais ?

Elle : Oui.

Lui : Vous n’y arriverez jamais. Tous les Guaranis qui sont partis à la recherche de cette terre promise ont échoué. Ils ont été tués par d’autres tribus, réduits en esclavage ou décimés par les maladies apportées par les blancs. Et ceux qui sont parvenus à la mer n’ont pu la franchir. Ils ont rebroussé chemin et ont continué à errer dans des terres hostiles.

Elle : Sans doute n’avaient-ils pas les bons sorciers. Nous, les Apapocuvas, nous saurons jeûner, chanter et danser pour alléger nos corps. Nous danserons jusqu’à ne plus sentir la fatigue de nos muscles. Alors nos pieds nous emporteront comme dans un rêve. Nous serons si légers que nous nous élèverons vers la terre sans mal, au delà des mers.

 

Lui : Combien êtes-vous?

Elle : Six. Autrefois nous étions beaucoup plus nombreux mais les bêtes sauvages ont été cruelles.

Lui : Les bêtes sauvages? Croyez-vous vraiment que ce sont les bêtes sauvages qui causent la disparition des indiens?

Elle : Il y a toutes sortes de bêtes sauvages.

 

Lui : Autrefois, les indiens défrichaient, semaient et attendaient la récolte. Puis ils partaient défricher ailleurs. Durant des siècles, ils ont ainsi parcouru inlassablement la forêt. Est-ce que la terre sans mal n’était pas déjà dans leurs esprits? Pourquoi chercher cette terre aujourd’hui? Vous courrez vers votre perte!

Elle : Chaque jour peut être celui de la fin du monde.

Les sorciers disent qu’il est temps de partir.

Lui : Le gouvernement brésilien vient de créer une réserve pour vous. C’est un vaste territoire fertile où vous pourrez cultiver la terre et vivre en paix et en sécurité. Il vous faut simplement renoncer à vos migrations et vous y installer. Sur ces terres, votre peuple pourra continuer à vivre selon ses traditions.

Elle : Nous ne sommes pas de ceux qui élèvent les bêtes dans des enclos et ressèment les plantes là où elles ont poussé. Si nous allons dans votre réserve, nous finirons par porter vos vêtements, manger votre viande d’animaux soumis et boire votre alcool. Alors nos corps s’alourdiront. Et l’accès à la terre sans mal nous sera interdit.

Lui : Certains disent que la terre sans mal n’est autre que le paradis dont vous ont parlé les missionnaires. Moi, je pense au contraire que vos croyances sont semblables à celles de vos aïeux.

Elle : Vous avez envoie de croire que les indiens sont purs, qu’ils sont comme dans les livres que vous lisiez enfant. Mais peut-être que nos aïeux ont rencontré les missionnaires. Et peut-être qu’il nous faudra mourir pour atteindre la terre sans mal.

Lui : Alors vous ne voulez pas aller dans la réserve?

Elle : Non. Nous marcherons vers la mer et nous affronterons la violence et le vacarme de ses vagues. Les autres indiens nous appellent « Ceux qui vont aller au ciel ». Pourquoi se tromperaient-ils?

Quand la fête est finie, il faut savoir s’en aller.

 

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